11

 

Un soleil étincelant inondait la place centrale de la Cité d’Acier lorsque Faulcon et Lena traversèrent rapidement et en silence la foule grouillante en direction des couloirs inclinés desservant les niveaux d’habitation. Une fête battait son plein, probablement une foire du négoce venue d’un ancien monde colonisé, une fête apportant son lot de produits étranges et de spectacles non moins étranges. Faulcon vit deux hommes aux habits multicolores se balancer sur une corde raide et combattre à l’aide d’épées en bois. La place n’était plus qu’une gigantesque arène, et des centaines de personnes s’agglutinaient autour des espaces ouverts ; il était difficile de discerner davantage qu’un pan de couleur ou des mouvements indistincts.

Tandis qu’ils remontaient la pente et contournaient les abords de la place, lançant des regards vers le tapis de verdure en contrebas, Faulcon prit terriblement conscience des minuscules points noirs des caméras de contrôle de la circulation ; il ne faisait aucun doute dans son esprit que ces mêmes caméras étaient désormais connectées à son profil personnel. Les clichés les plus intéressants devaient atterrir entre les mains d’un officiel blasé dans une salle de surveillance, blanche et tentaculaire, quelque part dans les niveaux inférieurs de la cité. Lena aussi supportait mal l’idée d’être constamment observée. Lorsque Faulcon tenta de lui parler, elle le fit taire d’une remarque cinglante. Tendue, contrariée, elle le distança. Faulcon, sans même savoir si elle le laisserait entrer dans sa chambre, la suivit, résigné, lui assurant qu’elle s’inquiétait pour rien, n’attendant que son silence pour toute réponse. Elle ouvrit la grande porte de sa suite et se retourna afin de l’empêcher d’entrer. Faulcon fit un pas en avant.

« Lena, il faut qu’on parle… »

Elle l’interrompit d’une gifle violente et douloureuse.

« Pauvre crétin.

— Je savais que tu allais dire ça. » Il se força à sourire tandis qu’il se massait doucement la joue.

« J’avais oublié que tu étais si malin. Mais ce n’est pas très malin de mentir et de tromper son monde. C’est crétin de mentir. Tu es un crétin. Tu as menti à Kris Dojaan, tu m’as menti. Je croyais que nous étions proches, Léo…

— C’est trois fois rien, un si petit mensonge… » Lena s’étrangla de rage.

« Petit ! Tu ne comprends toujours pas ? Ça n’a rien à voir avec le mensonge, mais avec le fait même de mentir. Je crois que je ne t’aime plus beaucoup.

— Laisse-moi t’expliquer, Lena. »

Elle lui claqua la porte au nez. Il n’avait pas d’autre choix que de quitter la Cité d’Acier quelque temps. Il connaissait suffisamment bien Lena pour savoir qu’elle bouderait longtemps. Il serait totalement vain d’essayer de lui faire entendre raison avant au moins le lendemain. Il savait qu’il avait eu tort ; la colère de Lena était entièrement justifiée. La frustration qu’il ressentait le rendait furieux, il ne pouvait ni s’expliquer ni tout raconter à Lena. Tandis qu’il descendait les niveaux, et jusqu’à ce qu’il pénètre sur la passerelle aérienne contournant la place, il songea d’un air piteux qu’il serait peut-être grand temps de parler à Lena de ce qui le hantait depuis si longtemps. Mais elle lui avait claqué la porte au nez. Il devrait patienter, aussi craignait-il de voir ce bon moment passer ; de voir ses obsessions le hanter à jamais.

Pendant un moment au moins, il faudrait compter avec deux certitudes : il ne pourrait pas se tourner vers Lena, et il devrait éviter Kris Dojaan. S’il aurait été approprié de parler avec Lena maintenant, ce n’était pas le cas avec Kris. Le garçon débordait de questions, débordait de colère refoulée, de ressentiment. Faulcon ne pouvait pas le lui reprocher. Mais ce qu’il avait à dire à Kris devrait attendre, attendre qu’il ait exorcisé un fantôme. Attendre que le passé s’efface de son esprit.

La chose la plus raisonnable à faire pour l’instant était de quitter la Cité d’Acier, de partir en randonnée, à moto peut-être, un périple nocturne dans les collines. Il fallait fuir. Avant cela, cependant, il mangea dans un minuscule bistrot peu fréquenté, puis appela le répondeur de son appartement pour vérifier ses messages. Kris avait appelé deux fois. Et il y avait un message d’Immuk Lee. Elle était encore à la Cité d’Acier ?

Immuk, Faulcon pensa avec joie à elle et à l’aide qu’elle lui avait apportée dans le passé. Ils avaient été très proches, peu après la disparition de Mark Dojaan à un moment où Faulcon avait besoin de bons amis ; ils étaient devenus amants, mais leur relation n’avait pas été un franc succès. Ils avaient fini par rompre d’un commun accord, mais en restant proches, presque amusés de constater leur incompatibilité sexuelle. Lena était distante à cette époque. Il n’avait même pas essayé de se tourner vers elle. Il avait l’intuition que c’aurait été vain.

Immuk Lee, oui ; ça lui ferait du bien de parler avec elle. La seule chose qui ennuyait Faulcon, c’était que Kris lui avait témoigné beaucoup d’intérêt. Peut-être étaient-ils ensemble maintenant ? Il décida de courir le risque. Elle travaillait au Biolab 5. Il se mit en route. Immuk allait sortir du complexe scientifique lorsque leurs chemins se croisèrent.

« Léo ! » dit-elle gaiement, et elle tendit le cou pour l’embrasser.

Ses yeux en amande étincelèrent lorsqu’elle le regarda, mais elle s’écarta un peu, apparemment inquiète.

« Qu’est-ce que tu as fait à Lena ?

— Tu l’as vue ? » Immuk acquiesça.

« La confrontation est proche, continua Faulcon. Pour l’instant, elle est fâchée.

— Pour l’instant, elle doit toujours être dans le Salon aérien en train de se saouler. Je l’ai vue il y a une heure ; je lui ai parlé et elle n’a pas hésité à me dire de me mêler de mes affaires.

— Elle est de mauvaise humeur.

— Sans blague. Qu’est-ce que tu vas faire maintenant ? Tu as besoin d’une oreille compatissante ? »

Elle sourit.

« Ça me rendrait service. Mais avant toute chose, il faut que je quitte la cité pendant quelque temps. Je dois m’éclaircir les idées. Tu restes ici jusqu’à quand ?

— Je ne reste pas, même si je vais travailler ici en permanence à partir de la semaine prochaine. Je m’en vais à Regard Supérieur ; Ben est là-bas. Ben Leuwentok…

— Oui, je connais. Le spécialiste des olgoïs.

— Il fait du bon boulot, Léo. Et pas seulement sur les olgoïs. Je dois lui apporter des diagrammes, des renseignements sur les lunes. Pourquoi ne pas m’accompagner ? »

Il fallut moins d’une seconde à Faulcon pour accepter. « D’accord. C’est une très bonne idée, merci. »

En moins d’une heure, ils avaient sorti leurs motos du hangar et se dirigeaient vers l’ouest, loin de la cité, selon un itinéraire proche de celui qu’avait suivi Faulcon quelques jours auparavant en revenant de mission. Mais Immuk Lee s’éloigna brusquement du bord de la vallée et gravit les collines calcaires escarpées en direction de la Cathédrale de Craie et du promontoire érodé par le vent qu’on avait baptisé Regard Supérieur. La station n’était qu’un amas de maisons cubiques, monotones, regroupées autour du grand dôme abritant le laboratoire et l’observatoire. Elle semblait déserte et très silencieuse, mais lorsqu’ils pénétrèrent dans l’enceinte et se tournèrent pour embrasser du regard la forêt en contrebas. Faulcon entendit des bruits d’allégresse dans l’une des cabanes et, petit à petit, prit conscience que l’endroit bourdonnait d’animation.

Ben Leuwentok avait la cinquantaine, la peau tannée, les cheveux grisonnants et le teint très hâlé. La zone de son visage couverte par le masque, lorsqu’il sortait, formait une bande blanche tape-à-l’œil qui englobait son nez, le front et une partie des joues. Faulcon ne put s’empêcher de pouffer quand il aperçut cette étrange coloration. Il avait oublié qu’Altuxor émettait énormément de rayons UV, et qu’à l’équateur il était presque aussi facile de bronzer que sur Terre, d’où la légende affirmant qu’il suffisait de quelques heures aux peaux claires pour dorer. Mais ce que Faulcon remarqua tout particulièrement chez Leuwentok, ce fut son intensité. Ses yeux bruns étincelaient comme s’ils brillaient de leur propre feu ; son visage, mince et dur, n’était jamais immobile : il rit, l’observa attentivement, réfléchit, puis se mit à jacasser pour expliquer son travail à Faulcon. Il montrait une immense fierté dans son travail. Ses mains étaient aussi infatigables que son corps, et ne s’immobilisaient que lorsqu’il les enfonçait profondément dans les poches de sa blouse verte de laboratoire.

« Notre tâche principale ici est d’étudier les formes de vie indigènes de Kamélios. Mon intérêt se porte en particulier sur la symbiose olgoï-gulgaroth.

— La symbiose ? »

Faulcon suivit Leuwentok dans un couloir exigu puis entra dans une salle pleine d’animaux, spacieuse mais à l’odeur infecte. De tous côtés on entendit une certaine agitation et des pas précipités alors que les créatures, grandes et petites, réagissaient à cette intrusion.

« Je croyais que les gulgaroths mangeaient les olgoïs, sauf quand ils les envoyaient dans les collines pour féconder les femelles. Où la symbiose intervient-elle ? »

Leuwentok nettoya les déjections pestilentielles accrochées aux parois des cages du bas ; l’exsudat avait coulé des cages du haut, dont la façade antérieure était fermée par des barreaux, et dans lesquelles les silhouettes accroupies de quatre olgoïs aux yeux luisants observaient les humains.

« Celui qui les a laissés sombrer dans cet état va se faire renvoyer à la Cité d’Acier », dit-il d’un ton irrité. Puis il se tourna vers Faulcon : « La symbiose… évidemment… avez-vous déjà essayé de capturer un olgoï dans les basses terres ? On les protège, on les nourrit, on les garde au chaud, on les transporte là où sont leurs femelles. De nombreuses formes de vie sur Kamélios se réjouiraient d’avoir de l’olgoï à dîner. Mais lorsqu’un être arachnoïde d’une demi-tonne bardé de crocs et de griffes aiguisés comme des rasoirs s’invite au dessert, on y réfléchit à deux fois. Les olgoïs ne sont vulnérables que durant la course des six lunes.

— Ce qui ne se produit que quelques semaines chaque année, pas vrai ? Je sais que la saison de la chasse est limitée. » Leuwentok eut l’air épouvanté. « Vous êtes chasseur ? Vous chassez les olgoïs ? Vous les tuez ? »

Faulcon haussa les épaules en jetant un regard gêné à Immuk Lee.

« Pourquoi pas ? C’est un gibier intéressant, et bon à manger. On ne trouve pas d’olgoï à la Cité d’Acier, les villageois ne les touchent pas car ils sont tabous et les Modifiés n’en tuent pas assez, même pour leur usage personnel.

— C’est écœurant. »

Leuwentok était sincèrement épouvanté. Il ne serait jamais venu à l’esprit de Faulcon qu’il existait sur Kamélios un instinct de conservation en rapport avec ces petits animaux rapides qui allaient gambader, durant quelques semaines en été, dans les territoires des femelles gulgaroths. Il décida qu’il valait mieux ne pas lui révéler que la principale raison qui le poussait à chasser était de rapporter des trophées de gulgaroth : griffes, crocs, mandibules en cisaille et cristaux de gulzite multicolores que leur corps fabriquait comme ornementation.

« Je suppose qu’il est inutile d’espérer une attitude différente de la part d’un rifteur, continua Leuwentok. Mais les pièges des Modifiés dans les hautes terres me désolent déjà suffisamment comme ça. Le pays Hunderag est l’un des quatre itinéraires principaux de l’espèce, et les colonies de Modifiés interceptent jusqu’à vingt pour cent des interpolants !

— Des interpolants ? Qu’est-ce que c’est, du jargon pour désigner les olgoïs migrateurs ?

— Très perspicace », bougonna Leuwentok. Immuk sourit à Faulcon depuis l’autre bout de la pièce. Le plus gros des olgoïs émit une plainte et vint sur le devant de la cage, où il se mit à mâchonner les barreaux avec les quatre mandibules triangulaires de sa bouche ronde à l’allure faussement inoffensive. Faulcon crut voir ses quatre yeux minuscules pivoter pour le regarder.

« Ces créatures ne sont-elles pas magnifiques ? demanda Leuwentok, soudain détendu.

— Oui, dit Faulcon. Elles mordent ?

— Si elles mordent ? » Leuwentok jeta un coup d’œil à demi amusé à Immuk. Il leva la main gauche ; le petit doigt manquait. Il paraissait encore en voie de guérison, et de profondes cicatrices bordées de rouge lui couturaient la paume et la base du pouce. « Seulement de temps en temps », ajouta-t-il.

Cependant, malgré ces blessures effroyables, Leuwentok ouvrit la cage et y enfourna rapidement la main. Les olgoïs se blottirent au fond, mais le plus hardi, celui qui s’était avancé, fut attrapé par le cou. Leuwentok referma la cage et tendit l’animal hurlant et déféquant vers Faulcon. La puanteur était épouvantable, une odeur chimique qui retournait l’estomac : douceâtre, malsaine, écrasante. Leuwentok s’esclaffa.

« Vous ne l’avez peut-être jamais remarqué, mais le monde a la même odeur ; du moins là-bas, dans les forêts. »

L’olgoï, dans cette attitude disgracieuse, suspendu à la main du biologiste, donna l’impression à Faulcon d’un poulet déplumé vert et bleu, sauf que ses pattes étaient munies de méchantes griffes ; l’animal poussa des cris aigus de protestation.

« Cette odeur, dit Leuwentok, n’est pas la sienne. C’est celle du gulgaroth. J’ai attrapé ce spécimen alors qu’il partait dans les montagnes. Chaque année, un petit pourcentage d’olgoïs commence à escalader les montagnes alors que seules cinq lunes sont présentes. C’est Merlin qui exerce l’influence principale, évidemment, mais c’est seulement lorsque les six lunes sont à plus de trente degrés au-dessus de l’horizon que d’importants changements se produisent dans la faune. Je crois que cela dépend plus des gulgaroths que des olgoïs. Les olgoïs ne servent que de transporteurs, comme vous le savez, et ils sont programmés par les symbiotes. Dès qu’un mâle gulgaroth dépose sa semence dans un olgoï, l’olgoï se met en route, quel que soit le nombre de lunes dans le ciel. »

Il tendit de nouveau la créature vers Faulcon, puis écarta l’orifice musculaire qui courait le long de son bas-ventre. Faulcon se retrouva à observer une cavité gris-pourpre, lisse, couverte de nodules à pointe jaune et enduite d’une gelée translucide extrêmement déplaisante.

« Vous savez combien il y a de gulgunculi là-dedans, combien de spermatozoïdes agitant leur flagelle ? À peu près quatre. Ridicule, n’est-ce pas ? Du protoplasme reproducteur dans la gorge, et quatre spermatozoïdes ; ils ne prennent même pas la peine d’inséminer leurs femelles en personne. Comment diable peuvent-ils espérer que ça fonctionnera sur un plan biologique.

— Mais ça marche.

— Évidemment » Leuwentok libéra enfin l’olgoï, qui, pris de panique, s’enfuit stupidement autour de la cage. « Tout écosystème littéralement programmé par les déplacements de six lunes ne peut que paraître étrange, ne peut que fonctionner étrangement. Ce mode de reproduction intermédiaire fonctionne. Je suis vraiment curieux de savoir ce qui se passerait si jamais un mâle et une femelle gulgaroths se rencontraient un jour. »

Faulcon remarqua qu’Immuk était discrètement sortie de la pièce, et Leuwentok le reconduisit jusqu’aux paillasses en désordre. Du café bouillait dans un ballon conique. Du café ! Faulcon se pencha pour renifler la boisson importée et jugea l’arôme conforme à ce qu’il imaginait venant d’un tel produit de luxe – étrange, mais merveilleusement indispensable. Il refusa néanmoins qu’on lui en serve un gobelet (il ne comprit pas vraiment pourquoi), et regarda Leuwentok en siroter un demi-verre. Immuk entra, les bras chargés de diagrammes qu’elle déposa sur un petit bureau au fond de la pièce.

« J’espère que c’est ceux que tu voulais. Il faut les ramener d’ici deux jours. »

Subitement, Faulcon se sentit de trop, comme un intrus. Il avait abandonné la Cité d’Acier et pendant un moment avait oublié Lena et Kris Dojaan. Mais Leuwentok avait maintenant du travail à faire. Faulcon s’excusa et alla seul visiter la station, avant d’escalader le promontoire calcaire. Il décida de ne pas prendre le risque d’inspirer une bouffée de la véritable atmosphère. Il s’assit là pendant un long moment et contempla le soleil descendre vers l’horizon, les étendues de terre rougir, s’assombrir et prendre une apparence différente, d’une certaine façon plus étrangère que l’univers familier de la journée. Au crépuscule, il sentit quelque chose bouger en contrebas, dans la forêt et dans les ombres profondes de plusieurs rochers blancs et escarpés. Il était sur le point de retourner à la station, par mesure de sécurité, lorsqu’il aperçut Immuk à quelques centaines de mètres, qui courait entre les troncs apparemment pétrifiés d’antiques skagbarks, au milieu des bouquets d’herbes-soleil poudreuses. Il se leva, s’étira et dévala les pentes douces jusqu’à se retrouver sur le sol spongieux qui bordait la maigre forêt. Il ne pouvait pas discerner Immuk parmi les arbres, car le disque rouge d’Altuxor rendait invisible une partie de la forêt, dont on ne voyait que la silhouette. Il cria à travers son masque, l’appela par son nom. Sa réponse donna l’impression qu’elle avait peur. « Léo ? C’est toi ? Mon Dieu, sors de la forêt ! Où es-tu ? »

Une brise avait troublé ses sens. Il n’était plus sûr de savoir d’où venait sa voix ; dans ces conditions, les petits écouteurs du masque, conçus pour ne pas altérer la réception, n’auraient rien pu faire pour l’aider. Il resta immobile au milieu des skagbarks, conscient de l’obscurité, conscient des mouvements furtifs des petits animaux. Il lui vint tout à coup à l’esprit qu’il avait agi comme un imbécile, et qu’il n’avait pas d’arme. Il n’avait jamais, au cours de toutes ses expéditions dans les forêts, rencontré le moindre gulgaroth. Mais il ne s’y était jamais aventuré de nuit.

Il revint en direction du promontoire, avec l’intention de l’escalader et d’attendre qu’Immuk le rejoigne au sommet. Il continua de marcher jusqu’à la falaise et remarqua une zone plus sombre à sa base. Il pensa une seconde que c’était une grotte. Un bruit, semblable à un bris de brindilles, le força à s’arrêter brusquement. Il blêmit. Son cœur s’emballa. Ce bruit de branches cassées lui était familier : des griffes qui sortaient de leurs coussinets. L’instant d’après, un olgoï s’enfuit comme une flèche de la zone d’obscurité, hurlant de manière horrible. Faulcon fut si stupéfait qu’il eut l’impression d’avoir reçu un coup de poing ; il se figea. Il était vaguement conscient qu’il aurait dû tendre la main vers son étui de pistolet, vaguement conscient qu’il ne le portait pas, et conscient surtout que l’énorme silhouette se dressait lentement sur huit pattes arachnéennes et tournait la tête dans sa direction, plusieurs yeux étincelèrent dans la jungle de poils noirs et hérissés qui lui couvraient le crâne ; des vrilles sensorielles sur le corps boursouflé et luisant frémissaient avec frénésie, cherchaient à le localiser ; un trou béant s’ouvrit dans le visage et deux cisailles se frottèrent silencieusement l’une contre l’autre.

Le gulgaroth émit un bruit de gorge cliquetant, fit plusieurs pas rapides en direction de Faulcon, puis s’arrêta et se mit à pivoter de tous côtés, sa tête se tournant alternativement vers Faulcon et le ciel. Faulcon savait que l’animal aurait dû attaquer immédiatement. Les mâles gulgaroths n’hésitaient jamais. Il aurait déjà dû être en train de mâchonner ses entrailles, pas pour le manger, juste pour le tuer. Il atteignit deux fois la taille de Faulcon quand il se dressa sur quatre pattes, tandis que ses autres appendices se tendaient vers lui, caressant l’air.

Derrière Faulcon, la forêt se mit à bruire lorsque deux silhouettes humaines sortirent précipitamment de leur abri. Le gulgaroth poussa un cri grave, cliquetant et crépitant. Il fit un pas en arrière. Faulcon entendit le cliquetis d’une arme de poing que l’on armait, puis la voix de Leuwentok : « Non. Ne tirez pas ! »

Le biologiste avait l’air troublé en criant à travers son masque.

« Est-ce que tu es fou ? » demanda Immuk, en colère.

« Ne tirez pas ! insista Leuwentok, et un moment plus tard il saisit Faulcon par le bras. Reculez lentement, contournez-le par la droite et escaladez le promontoire.

— Pourquoi n’attaque-t-il pas ?

— Regardez derrière vous. Doucement, pas de mouvement brusque. »

Tandis qu’ils s’éloignaient furtivement, le gulgaroth se tourna avec hésitation en même temps qu’eux et Faulcon regarda la forêt ; dans le ciel crépusculaire, cinq lunes formaient un losange : la minuscule Ventaard au sommet, les jumelles largement grêlées Kytara et Tharoo sur les côtés, et Troilumières à la lueur verdâtre en bas ; presque totalement sortie de l’occultation de Kytara, le disque rouge strié de Merlin ajoutait une touche étincelante et inhabituelle à la figure. « Ça commence », dit Leuwentok, laconique. Ils avaient mis de la distance entre eux et le gulgaroth, et Faulcon remarqua avec soulagement que l’animal géant, lentement, se tournait de nouveau en direction des lunes. « Sauvés par enchantement, dit-il.

— L’enchantement de Merlin », murmura Immuk, développant inutilement l’allusion de Faulcon.

Ils gravirent le promontoire (le gulgaroth avait disparu lorsqu’ils le cherchèrent des yeux du haut de la falaise) et contemplèrent la double lune se détacher lentement de la figure. Le disque de Merlin pâlit visiblement et s’étrécit un peu tandis que Kytara revenait l’occulter. Quelques minutes plus tard, un hurlement lugubre s’éleva de la forêt qui descendait vers la zone aride des cheminées calcaires à la végétation broussailleuse et rabougrie. L’obscurité tombait rapidement maintenant et la clarté des lunes dominait de plus en plus le ciel. Seule la pâle Ventaard s’affaissait vers l’horizon et perdait de sa netteté. Magrath était à peine visible au nord.

« Je crois que c’est notre gulga, dit Leuwentok en regardant vers le bas. Il est assez loin. Rentrons à la cachette. Mais marchez doucement, et ouvrez l’œil. Ces masques ne nous permettent pas de sentir les gulgaroths comme les autres créatures. »

La cachette était une petite cabane en préfabriqué, aux doubles murs suffisamment résistants pour supporter l’attaque des animaux géants qu’elle servait à observer. Sa tenue de camouflage se résumait à des taches grisâtres. L’intérieur se composait d’une unique pièce spacieuse, munie de couchettes murales, d’un coin-bureau, d’un coin-cuisine et d’un cabinet de toilette que Faulcon utilisa avec gratitude. Lorsqu’il pénétra de nouveau dans la pièce principale, Immuk et Ben Leuwentok étaient assis l’un à côté de l’autre et étudiaient des chiffres. Ils se tenaient par la main. Faulcon eut encore la sensation d’être importun. Il aurait aimé rentrer à la Cité d’Acier, et surtout pouvoir parler à Lena, immédiatement ; la convaincre de se rallier à lui.

« Tu prends la couchette du haut », annonça Immuk d’une voix claquante.

À cet instant, toute idée de quitter la cachette s’évanouit de l’esprit de Faulcon, même s’il dit ;

« Je pensais retourner à la cité…

— Alors que la face de Merlin est si visible ? Je ne m’y risquerais pas si j’étais vous, dit Leuwentok. C’est le temps où les lunes se séparent, c’est le temps où tous les rifteurs à la gâchette facile partent à la chasse. C’est aussi le temps des problèmes pour les gulgaroths. Ils vont surveiller férocement leurs petits intermédiaires une fois qu’ils auront brisé le sortilège de Merlin. Comme notre ami là-dehors, n’est-ce pas ? Enivré par Merlin, mais seulement quelques minutes. Vous êtes plus en sécurité ici. Ça ne nous dérange pas. »

Faulcon se trouva donc une chaise et s’assit à table avec eux. Il avait faim. Le vide lui tenaillait l’estomac et l’empêchait de se concentrer. Comme s’il lisait ses pensées – à moins qu’il n’ait entendu gronder son ventre – Leuwentok sourit.

« Ragoût de légumes. Il est en train de chauffer ; ce ne sera plus très long. En attendant, venez voir ça. » Tandis que Faulcon contournait la table afin de jeter un coup d’œil aux graphiques, Leuwentok le regarda d’un air narquois.

« Vous vous cachez, d’après ce que m’a dit Immuk. C’est vrai ?

— Je me tiens à carreau pendant quelque temps. Difficultés personnelles.

— Je croyais que vous étiez venu vous renseigner sur nous. La Cité d’Acier envoie parfois des gens pour voir si nous découvrons des choses réellement intéressantes. Des formes de vie intelligentes, en d’autres termes. Mais vous êtes juste curieux, exact ? »

Faulcon haussa les épaules.

« Fasciné. Curieux. Intrigué. Tout semble beaucoup plus vivant ici qu’à la section scientifique de la cité.

— Vous avez raison », dit Leuwentok. Apparemment, il n’éprouvait pas grand-chose d’autre que du mépris pour les scientifiques de la cité. « Nous appartenons à la section 2. Nous agissons en périphérie. Bien sûr, les données de la cité sont utiles ; migrations, témoignages, spécimens. Mais c’est ici, sur le terrain, qu’on accomplit le vrai travail. »

Les feuillets de statistiques concernaient tous les déplacements des six lunes, qu’elles mettaient en relation avec les comportements individuels et de groupe des olgoïs, des gulgaroths et de toutes sortes d’autres créatures.

« Les lunes sont très importantes. Je n’ai jamais vraiment compris pourquoi ; je le savais, mais je ne m’en rendais pas compte, si vous voyez ce que je veux dire. Merlin est la plus importante de toutes. Je ne sais pas non plus pourquoi. »

Leuwentok chercha parmi les feuillets jusqu’à ce qu’il trouve un diagramme de l’activité de reproduction des olgoïs. Cette dernière était mise en relation avec les différentes phases de Merlin, lorsque cette lune sortait de derrière le disque de Kytara. Leuwentok avança ses conclusions une à une tout en frappant le papier du doigt, si précipitamment que Faulcon n’eut aucune chance de réfléchir un tant soit peu à la moindre de ses explications : que le taux d’une hormone appelée attractine augmentait formidablement durant les premiers mois du printemps ; que les olgoïs mâles répondaient au premier quartier de Merlin en fabriquant des quantités astronomiques de cellules germinales ; que les femelles retenaient les embryons fertilisés en état de stase jusqu’à ce que Merlin soit de nouveau à moitié occultée, vers la fin de l’été, mais que l’ultime facteur déclenchant pour le développement était le premier alignement vertical de toutes les lunes, après l’effet Merlin. Les gulgaroths aussi montraient des changements physiologiques et comportementaux très liés à l’occlusion, à la montée et au déclin de la lune rouge. Cela concernait en particulier leur reproduction, au moment où Merlin était presque pleine. L’insémination rituelle des olgoïs commençait (de nombreuses preuves étayaient ces résultats) dès l’instant où émergeait le disque plein de Merlin, alors que s’achevait le cycle de reproduction des olgoïs. Certains spécimens, comme ceux qu’ils avaient aperçus ce soir, se comportaient différemment. Ils agissaient trop tôt, inutilement, peut-être en réponse à un mauvais signal céleste.

« Les lunes forment un programme hautement complexe. Leurs déplacements sont identiques d’une année sur l’autre. Je peux vous montrer les corrélations entre les changements de couleur des herbes queues-de-rat et des feuilles de fougère et la distance de Troilumières au-dessus de l’horizon. Je pourrais vous montrer des milliers de corrélations. La vie sur le monde de VanderZande suit les ficelles tirées par les lunes, à un degré stupéfiant. Mais surtout les ficelles de Merlin. C’est elle la force principale. Peut-être parce qu’elle est cachée la majeure partie de l’année. Elle n’émet aucun rayonnement mesurable, du moins avec la technologie actuelle, aucune force qui viendrait s’attaquer à des caractéristiques physiologiques. Les stimuli visuels sont uniquement dus à ses apparitions et disparitions, et l’attraction gravitationnelle de Merlin combinée à celle de Kytara agit probablement comme un stimulus invisible. »

Leuwentok se rassit et leva les yeux vers Faulcon, qui secoua la tête, en partie ahuri par les colonnes de données qu’il parcourait et reparcourait, en partie à cause d’un sentiment de culpabilité (après tout, Leuwentok lui avait déjà expliqué tout cela au cours de ses premiers séminaires), et en partie aussi sous le coup de la surprise. Il parvint enfin à formuler la question qu’il brûlait de poser.

« Il n’y a rien là-dedans sur les hommes ? Nous ne sommes pas concernés ? » Leuwentok gloussa.

« J’ai vu arriver cette question à des kilomètres. » Il écarta les papiers jusqu’à ce qu’il trouve ce qu’il cherchait. « Voici une corrélation entre le fiersig et la position des lunes. Dans la mesure où le fiersig affecte l’homme, les lunes l’affectent aussi. Vous pouvez constater l’afflux d’activité lorsque quatre lunes sont visibles. Comme vous le savez, les fiersig tendent à se déplacer du sud au nord. Ils viennent des montagnes et survolent la vallée. Ils suivent dans leurs déplacements une ligne pointée soit vers Ventaard, soit vers Tharoo et ne changent de direction que lorsque leur lune cible se couche ou grimpe à l’oblique. Ne me demandez pas ce que ça signifie, parce que je n’en ai pas la moindre idée, et je ne crois pas que quiconque résoudra jamais ce problème. Si nous devions jamais démontrer que les fiersig sont des formes de vie, je pense que ce serait déjà fait. Tout découle de ce lien cosmique, des lunes à Kamélios, des lunes à la vie. La Terre possède un lien similaire, mais il est beaucoup plus simple puisque cette planète n’a qu’un satellite et que la plupart des formes de vie y sont programmées par la lumière du jour. Ce qui n’empêche pas ce satellite d’avoir de l’effet : les chiens hurlent à la lune, la physiologie animale et végétale fluctue au même rythme qu’elle, l’essentiel des marées lui est dû. Sur Kamélios, nous avons tout cela multiplié par six.

— Voilà pourquoi il n’y a pas de chien ici, dit Immuk avec sérieux. Ils hurleraient littéralement à la mort. » Faulcon fronça les sourcils et la regarda. « C’est vrai ? » Elle eut l’air gênée. « C’était une blague, Léo.

— Incidemment, continua Leuwentok, il n’existe aucune corrélation entre les lunes et les vents du temps, pour autant qu’on ait pu le déterminer. Ni entre les lunes et les rafales temporelles, ou les tourbillons. Quelle que soit la force qui gouverne l’écoulement du temps dans la vallée, elle répond à d’autres stimuli que ce que nous percevons du climat ou de l’environnement.

— Et la pyramide ? »

Faulcon se sentit un instant mal à l’aise. Il avait si longtemps évité de parler de la pyramide, il avait tellement essayé de la refouler, qu’il eut l’impression de devoir lutter contre une puissante résistance interne rien que pour aborder le sujet.

Leuwentok le regarda pensivement, avec juste un soupçon d’appréhension. Devinant ce qui posait problème et espérant que ce qu’il faisait n’était pas contraire au règlement, Faulcon sortit le petit disque de sécurité gris. Aussitôt, Leuwentok se leva, s’approcha de Faulcon et saisit le morceau de plastique.

« Bon Dieu… il a un niveau d’habilitation gris. Comment avez-vous eu ça ? Vous n’êtes pourtant qu’un rifteur… ?

— J’ai été témoin d’une apparition. J’ai juré de garder le silence sur tout ce que je verrai, entendrai ou ferai, sous peine d’emprisonnement.

— Ne vous en faites pas trop pour ça », dit Leuwentok.

Il montra à Faulcon son propre disque et Immuk agita le sien en l’air.

« Les niveaux d’habilitation gris ne signifient pas grand-chose ; ils signifient toutefois que je peux vous parler des extraterrestres. Mais ça ne change rien au fait que tout ce que vous entendrez sur le sujet ne devra pas sortir de cette pièce. Les olgoïs, les gulgaroths, les lunes, c’est bien, c’est de la culture. Mais certaines personnes à la Cité d’Acier ne veulent pas que l’on parle des apparitions, ni de ce que nous en pensons. Ils font leur possible pour que ça reste une rumeur ; rien de concret. Ils ne veulent surtout pas que les gens se mettent à croire aux extraterrestres. Du moins, pas encore.

— Alors vous savez que le témoignage du commandant Ensavlion… l’engin extraterrestre et les voyageurs… est authentique et que ces créatures sont réelles ? »

Faulcon avait chaud, son visage rougi le brûlait.

« Vous les avez vus aussi ? demanda calmement Leuwentok. Je veux parler des extraterrestres, pas de ces pseudo-créatures humanoïdes, ces voyageurs du temps. Je veux parler des véritables extraterrestres. Vous les avez sentis quand vous étiez assis dans la vallée ? »

Que répondre ? se demanda Faulcon. Sa tête lui tournait. Il était troublé. Allait-il l’admettre ou non ? Allait-il se décider après son expérience dans la vallée, la nuit précédente (il avait ressenti plusieurs fois cette présence étrange auparavant, mais seulement lorsqu’il était nu, notamment lorsqu’il partait chasser), allait-il se décider maintenant que cette expérience était confirmée ? Ou n’était-ce qu’un produit de son imagination ?

« J’ai senti quelque chose, dit-il, quelque chose de proche. Comme si on m’observait. Oui.

— Vous avez vu le fantôme ?

— Bien sûr. Plus d’une fois.

— Et les naufragés du temps, les silhouettes sombres qui rampent sur les pentes de la vallée ? »

Faulcon resta un instant perplexe ; il n’avait jamais entendu parler de telles apparitions, et l’avoua. Leuwentok acquiesça.

« Ces apparitions sont beaucoup plus rares, et très troublantes. Tout cela pour montrer qu’il se passe encore plus de choses sur ce monde que même un vétéran comme vous n’en connaît. »

Faulcon avait déjà entendu ce type de discours quelque part. Leuwentok enchaîna : « Et les tourbillons ? »

Faulcon avait entendu parler des tourbillons qui soufflaient parfois dans la vallée, mais il les avait toujours considérés comme des illusions d’optique, ou comme une forme de fiersig. Il n’en avait jamais vu. Leuwentok hocha pensivement la tête et demanda calmement : « Et Dieu ?

— Dieu ? L’homme en tunique blanche ? C’est absurde. C’est une plaisanterie, une plaisanterie de la Cité d’Acier. »

Le grand fantôme à l’allure arrogante qui marche au milieu des ruines, les pieds dissimulés dans un nuage de poussière. Faulcon avait ri à cette plaisanterie. Sur Kamélios, on peut tout voir si on attend assez longtemps, même Dieu !

« Ce n’est pas une plaisanterie, Léo. C’est une apparition authentique, et terrifiante. Le vieillard lui-même est terrifiant, les bras en croix pour vous accueillir dans son royaume. Il est étonnant de voir la quantité de gens qui le suivent et disparaissent. »

Faulcon ne dit rien. Il regarda et attendit. Il commençait à être pris de vertiges. Il avait bien vu le fantôme, mais il n’avait jamais ajouté foi aux apparitions insensées d’araignées, de dieux, de figures tournoyantes, de spirales et de formes extraterrestres miroitantes qui provoquaient des nausées chez ceux qui les apercevaient, tant leur apparence était indéfinissable et perturbante. C’était le folklore de Kamélios, le type d’absurdités qui s’accumulent sur tous les mondes.

Mais dans les instants qui suivirent, Leuwentok lui dit franchement ce qu’il pensait des esprits bornés.

« Vous seriez surpris d’entendre ce que les gens déclarent avoir vu dans la vallée, au bord de la vallée, dans les collines et au-delà. Une multitude d’informations sont classées secrètes. Une multitude de gens ont quitté Kamélios chamboulés ; la plupart se taisent. Les gens qui vivent dans les villages, à des kilomètres de la vallée, eh bien, peut-être qu’ils se taisent aussi… mais régulièrement des équipes médicales vont, pour ainsi dire, “soigner les manies” de quelques citadins qui ont vu des choses, qui se sentent obligés d’entreprendre des tâches irrationnelles ou dangereuses : de longues marches en quête de l’illumination, un rendez-vous avec une chose ou une personne issue de leur vie passée. Tous les citadins sont convaincus d’une manière ou d’une autre que des membres de leur famille sont sur ce monde et qu’ils les attendent, perdus, seuls, effrayés, peut-être après un accident dans un canyon. C’est très étrange.

— Je n’avais jamais remarqué. Ils paraissent toujours calmes, indifférents. Ils apprennent à s’adapter à ce monde de leur propre manière et ne s’inquiètent ni de nous ni de notre cité au bord de la vallée. »

Immuk prit la parole pour la première fois depuis plusieurs minutes. Elle était absorbée par des diagrammes et traçait des signes à côté de certains chiffres.

« On fournit des doses massives de médicament refoulant à la plupart des villageois. Ça les empêche d’être aussi agités que nous et de partir à l’aventure en quête de leurs rêves. C’est officiel ; ce sont eux qui ont réclamé le traitement. »

Leuwentok s’esclaffa tandis qu’il regardait le visage grave de Faulcon.

« Ce n’est rien d’autre que ça, Léo. Des rêves. Vous sentez une présence extraterrestre parce que c’est ce qui vous intéresse. Nous sommes tous à la merci de nos désirs. Nous voyons des parents perdus, des amis perdus, des images de notre passé… nous voyons des trésors, des extraterrestres, des manifestations religieuses, et surtout nous voyons des énigmes, nous voyons des choses qui nous enflamment parce qu’elles sont mystérieuses. Cette part de mystère nous retient ici plus solidement que la pesanteur. Nous n’en sommes pas conscients parce que, pour la plupart, nous nous engourdissons, nous devenons indifférents, comme si nous étions incapables d’éprouver le moindre enthousiasme. Et cependant, en notre for intérieur, nous ne parvenons pas à abandonner ce monde, nous ne pouvons pas renoncer à ces images, à ce besoin de visualiser nos rêves, ou nos peurs. »

Ça sonnait faux à l’oreille de Faulcon.

« C’est seulement votre opinion ?

— Seulement mon opinion. Sauf que… vous m’avez interrogé sur l’effet des lunes sur l’homme. Eh bien, le nombre de témoignages ou d’apparitions fluctue de manière assez impressionnante. Il est en corrélation avec l’émergence de Merlin, Lorsque Merlin cesse d’être éclipsée par Kytara, l’activité neurale M-Z-alpha augmente ; ainsi que la mobilité des leucocytes dans les tissus, mais je ne crois pas que ce soit important. Au même moment, l’homme voit les fantômes du rift de Kriakta.

— Certains de ces fantômes ont été holographiés. Du moins, le fantôme. »

Leuwentok ne perdit pas une miette de cette remarque. Il hésita un instant.

« C’est vrai, évidemment. Il se peut que le fantôme soit un phénomène entièrement différent…

— Un phénomène voyageant dans le temps, peut-être ?

— Peut-être. C’est la seule image qu’on ait holographiée avec certitude. La pseudo-pyramide, qui sous hypnose se transforme en une structure bien moins pyramidale que vous ne pourriez l’imaginer, a été plusieurs fois photographiée… mais rien n’apparaît sur les clichés. Cette figure est un symbole humain très puissant, plus puissant que les gens n’en prennent souvent conscience. L’or est aussi un symbole puissant. Il n’est pas surprenant que tous deux se combinent pour apparaître de manière énigmatique à des individus qui recherchent justement ce genre de signe.

— Pourtant, ce n’est pas du tout une pyramide… c’est ce que vous avez dit ? Pourquoi les gens imagineraient-ils une forme alors qu’ils seraient conscients d’une autre ?

— Ce sont les rêves, dit Leuwentok. Un désir profond, des images profondément ancrées. On n’a jamais vu d’extraterrestre, en dépit de ce qu’affirme une certaine personne. Pourtant, quelque chose rêve en même temps que l’homme. C’est ce que je crois. La pyramide est l’image onirique de quelque chose de non humain, la présence extraterrestre dont nous semblons tous si conscients à un niveau non intuitif. Nous partageons cette image. Nous la transformons pour qu’elle nous appartienne. Sur Kamélios, non seulement nous pourchassons nos propres rêves mais parfois nous chassons aussi ceux de quelqu’un d’autre.

 

Le souffle du temps
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